Evgenia Arbugaeva renoue avec son enfance dans la toundra sibérienne. De Kanin Nos à Enourmino, elle nous emmène en une dizaine d’Impressions Fine Art sur les rivages de ces contrées hyperboréales.
« Personne n’est ici sans raison », note Evgenia Arbugaeva à propos des terres arctiques qui l’ont vue naître – à Tiksi, à l’Est de la Sibérie, en 1985 -, et qui sont devenues, depuis quelque temps, la matière picturale de son travail documentaire. De ces contrées en apparence austères, tantôt enfouies sous la glace et l’obscurité, tantôt sublimées par les aurores boréales, cette photographe russe a fait surgir mille et un détails extraordinaires, parfois à la limite du réalisme magique, offrant un nouveau point de vue, fertile, à ces lointains figés par les stéréotypes.
Après l’histoire de Slava Korotkiy, « un homme définitivement heureux », exposée à la galerie au printemps 2015, voici d’autres aventures nordiques sur les rivages de l’Océan Arctique, à Kanin Nos, Dikson et Enourmino, un village où vivent 300 Tchouktches et qui, sur une mappemonde, fait face sans complexe à l’Alaska. Il n’y a jamais avec Evgenia Arbugaeva l’idée d’un scoop ou de quelque chose de sensationnel, mais le sentiment, incroyablement fort, d’un commencement, comme si humains et paysages n’apparaissaient, littéralement, que pour elle. Ils sont devant nous comme ils sont devant elle, sans filtre, à la fois réels et irréels, proches ou distants. Ainsi ce jeune couple d’amoureux, Evgenia Kostikova et Ivan Sivkov, posant avec leur chien Dragon, frêles silhouettes emmitouflées au milieu d’un espace blanc, leur espace de travail, « ils recueillent des données météorologiques ». Plus tard, elle leur apportera des pommes, lesquelles seront délicatement enveloppées dans du papier journal, « comme si elles étaient faites de cristal ».
Au village d’Enourmino, Evgenia Arbugaeva partagera les souvenirs de Nicolai, sa profonde mélancolie ; apprendra comment dans cette communauté tchouktche, enracinée depuis des siècles tout au Nord de la Russie, persistent vigoureusement mythes et légendes ; croisera des morses, échoués par milliers sur le rivage par manque de banquise, spectacle sombrement ostentatoire du réchauffement climatique, tragédie si palpable.
À Dikson, autrefois capitale de l’Arctique russe, la voyageuse intrépide affrontera les fantômes d’une ville progressivement abandonnée après l’effondrement du bloc soviétique. Le vide, le silence. Et un froid de gueux, près de moins quarante, noir absolu. Mais que fait-elle là ? Rien ne se passe, elle ne voit rien. Jusqu’au jour où, défiant toute attente, le ciel s’illumine, une promesse de lumière, un flamboiement de couleurs : c’est la valse des photons, c’est l’aurore boréale. Flammes, étincelles, on dirait que le ciel crache du feu… « Baigné de lumière verte, ajoute Evgenia Arbugaeva dans le National Geographic (décembre 2020), le monument aux morts ressemblait au monstre de Frankenstein qui, après tout, à la toute fin du livre de Mary Shelley s’enfuit pour rejoindre les terres isolées de l’Arctique ». L’Arctique comme un intervalle romanesque, pourquoi pas ?
« Il n’y a qu’ici que je suis moi-même », conclut la photographe qui se plaît à être à la lisière de son enfance.
Brigitte Ollier, janvier 2021