En ouverture de l’année 2025, in camera présente « Love », une exposition collective regroupant les œuvres de seize photographes de toutes nationalités : Nobuyoshi Araki, Thomas Vandenberghe, Mark Steinmetz, Julian Germain, Claudine Doury, Jean Noël de Soye, Alexandra Catiere, Ananias Léki Dago, Koto Bolofo, Bertien van Manen, Philippe Bordas, Paul Kodjo, Jerry Berndt, André Kertesz, Jane Evelyn Atwood, Eva Rubinstein.
A côté d’artistes prolifiques, cette exposition présente aussi d’immenses photographes que leur production, désormais plus discrète, avait éloigné des cimaises.
La thématique de l’amour semble à rebours de notre époque, traversée de tensions. Elle a pourtant fédéré seize artistes que tout séparait, l’âge, le parcours, la vision, la méthode. Sans doute parce que ce sentiment est essentiel à la pratique photographique, décrite par Aaron Siskind comme « une façon de ressentir, de toucher, d’aimer. » Quand le réel fait signe au photographe, une empathie instinctive surgit qui n’est pas loin d’un petit coup de foudre, avec le désir d’arracher cet instant au mouvement du monde, en joignant l’adresse à l’intelligence. « La photographie, disait Cartier-Bresson, c’est mettre sur la même ligne de mire la tête, l’œil et le cœur ».
L’empathie pour le sujet peut déborder le filtre de l’obturateur. Nobuyoshi Araki a beaucoup photographié son épouse, mais aussi ses modèles : nues, ligotées ou non, corps paisibles comme un paysage ou dévorés par le plaisir, autant de pétales d’une vie fugace volés à l’inéluctable mort. Ce photographe japonais voit la photographie comme « un acte d’amour furtif. » A l’inverse, le désir qui imprègne les images du Belge Thomas Vandenberghe ressemble à un écho lointain, souvenir de jeunesse métamorphosé par la chambre noire et des tirages grattés, lacérés, recomposés, qui content une autre histoire, intime et mystérieuse.
L’amour entre deux êtres est une fleur surgie du chaos. Craignant de l’abimer, le photographe se change en fantôme, s’engloutit dans l’empathie jusqu’à ne former qu’un avec la scène. Photographe de rue, Mark Steinmetz traque son sujet avec des gants de soie : toutes ses images respirent une infinie délicatesse. Le jeune couple ici photographié a l’assise d’une statuaire antique, mais sa tendresse attiédit chaque détail de l’image, gris onctueux, mains lâches, regard mi-clos… Ailleurs, deux enfants étendus tombent vers le ciel immense pour y flotter, tranquilles, sous le talisman formé par leurs mains jointes. Le Britannique Julian Germain est lui aussi en sympathie avec ses sujets, cela se sent aux regards complices, embués de nuit blanche, que nous adresse un jeune couple échappé d’une discothèque, avant de replonger dans son intimité.
Lorsqu’on photographie un sentiment, grande est la tentation d’escamoter le corps, support trivial où il s’incarne. La pudeur aiguise les approches. C’est en ombres chinoises que Claudine Doury photographie, de loin, l’étreinte de deux jeunes Russes que découpe un contre-jour jauni par des voilages. Comme si la téméraire qui a sillonné la Sibé- rie craignait d’approcher trop cet être duel habité par la grâce. Un regard lointain unifie le sujet avec ce qui l’entoure. Les couples enlacés d’Alexandra Catiere, jeune photographe biélorusse habile à saisir l’irréel au cœur du banal, se résument eux aussi en détails choisis : la main qui épouse étroitement l’épaule, l’imbrication très naturelle des visages sont des évidences puissantes qui font pâlir le ciel et rendent les corps inutiles. L’Ivoirien Ananias Léki Dago a fait de cette disparition l’une de ses marques de fabrique. Une jambe, une main, des membres orphelins parsèment ses photos comme autant d’ex-votos adressés à des êtres invisibles. La femme sans tête, ici photographiée avec son partenaire, a la force élégante d’un idéogramme. Et lorsque le Sud-africain Koto Bolofo présente deux femmes sans têtes, elles rayonnent la puissance d’une affiche. En couleurs, bras roses étreignant un corps noir, elles proclament, chez cet artiste de l’image publicitaire formé à Londres, une adhérence à l’inclusivité, drapeau de minorités de mieux en mieux visibles. Amantes ? Amies proches ? Au spectateur de décider qui sont ces deux femmes enlacées sur la photo de Bertien van Manen, prise en Géorgie. Une belle preuve de neutralité complice, venant d’une artiste néerlandaise passionnée par son prochain, qu’il soit chinois, hongrois ou sibérien, et qui peut pousser le respect jusqu’à inhiber quelquefois son travail.
Briseur de frontières, l’amour est multiforme. Il est chez lui partout où vit l’humain. Il sait rendre le monde meilleur même lorsqu’il reste à l’état d’ébauche. Au Burkina Faso, Philippe Bordas a suivi les cavaliers Mossi, descendants de la garde équestre d’un ancien roi local et qui parcourent à cheval, torse nu, les rues de Ouagadougou sous des prétextes apparemment futiles : acheter un soda ou, comme ici, lancer quelques compliments suaves à une belle écuyère. A Mada- gascar, Jean Noel de Soye a photographié un cycliste en conversation avec une femme, sur fond de façade lépreuse aux volets fermés. Rencontre fortuite ? Rendez-vous clandestin ? Une flaque de lumière entoure le couple, perdu dans l’ombre épaisse de la nuit malgache. Une autre image montre une danseuse de dos, un pompon oscillant au-dessus du fessier. Dans la moiteur saturée d’alcool de canne, le corps s’enivre de liberté solitaire et la photo marque le rythme… Arènes des romances fugitives, les boîtes de nuit ont offert plus d’une image mémorable à Paul Kodjo, dans l’Abidjan des Années 1960, ainsi qu’à Jerry Berndt, chroniqueur engagé de l’Amérique protestataire dans la décennie suivante, et qui expose ici deux couples de nightclubbers. La prestance pleine de défi du jeune homme costumé en punk montre le chemin parcouru depuis les valseurs endimanchés photographiés en 1926 par André Kertesz dans un bal musette parisien, irradiant la bonhomie joyeuse et l’auto-dérision qui caractérisait alors les concitoyens d’Arletty.
Lauréate du prestigieux prix Eugene Smith, Jane Evelyn Atwood s’est affirmée par un patient travail de témoignage sur divers groupes d’accidentés de la vie -prostituées, jeunes aveugles, mutilés…-, servi par une rare aptitude à établir avec eux une forme d’intimité. Prise dans le parloir de la Maison d’arrêt pour femmes de Dijon, l’image ici exposée fusionne tendresse et détresse : au bout des bras tatoués, les phalanges des mains blanchissent sous l’étreinte. La route Love, elle aussi, envisage l’amour dans sa continuité : alternant ombre et clarté dans l’efflorescence ébouriffée du quotidien, gercée, cabossée, elle poursuit inlassablement sa route et se révèle une ligne de vie. Née en 1933, Eva Rubinstein pousse elle aussi très loin ce regard global. A sa première image, occupée par une étreinte fusionnelle répond la se- conde, trace lointaine du reflet d’un souvenir d’amour, où les draps froissés sont l’habit d’un fantôme assez puissant pour hanter l’existence.
Jacques Brunel, 26 janvier 2024